Portrait de May Ayim : la première poétesse afro-allemande


May Ayim (© Schutz Dagmar



Souvent connue pour son côté fleur bleue et ses tournures de phrases métaphoriques, la poésie est aussi un art engagé au service de luttes sociales et politiques, qui peut galvaniser les foules et créer des ponts entre les cultures. Et ça May Ayim, première poétesse afro-allemande, l’avait bien compris. 



Une poétesse marquée par la déchirure et la reconstruction 


May Ayim, de son nom originel Sylvia Brigitte Getrud, est néee en 1960 à Hambourg, d’une mère allemande, danseuse émérite, et d’un père ghanéen étudiant en médecine. C’est avec ses parents biologiques que May Ayim va connaître sa première grande déchirure, qui va profondément marquer sa poésie. Ceux-ci décident en effet de la placer très tôt dans une famille d’accueil, la famille Opltiz, alors qu'elle est âgée seulement de 18 mois. Elle se retrouve alors à être la seul enfant de couleur noire au sein d'un environnement familial 100% blanc. Le père biologique de May Ayim maintiendra tant bien que mal le contact avec sa fille, contrairement à la mère, qui elle, ne cherchera pas à se reconnecter avec sa progéniture. 

L’expérience de l’altérité et l’éducation stricte qu’elle a subi à Münster, couplé à l’incompréhension de son abandon, a offert à l’enfance de May Ayim sa dose de douleurs et de questionnements identitaires. 


C’est dans l’écriture qu’elle trouve le chemin de la reconstruction, avec un première poème écrit à l’âge de 18ans et qui s’intitule "Jérusalem". Après des études en psychologie et en pédagogie à l’université de Ratisbonne, May Ayim part s’installer à Berlin-Ouest en 1984. Là-bas, elle poursuit sa thèse intitulée "Afro-Deutsche : Ihre Kultur- und Sozialgeschichte auf dem Hintergrund gesellschaftlicher Veränderung" ("Afro-Allemands : leur histoire culturelle et sociale sur fond de changements sociaux"). Ce travail de recherche dérangeait son professeur référent de l’université de Ratisbonne, pour qui le racisme en Allemagne était inexistant. 


Dans l’effervescence berlinoise, May Ayim va ainsi faire la connaissance d’une figure proéminente de la poésie et du militantisme afro-américain en la personne d’Audre Lorde, alors enseignante visitante à la Freie Universität. Celle-ci va rapidement se rapprocher de la jeune poétesse en herbe et l’aider dans la rédaction de sa thèse révolutionnaireUne thèse qui va déboucher sur le livre phare Farbe Bekennen - Afro-deutsche Frauen auf den Spuren ihrer Geschichte ("Annoncer la couleur - Des femmes afro-allemandes sur les traces de leur histoire"), publié en 1986, en collaboration avec les chercheuses Katharina Oguntoye et Dagmar Schultz, et préfacé par Audre Lorde elle-même. Cet ouvrage regroupe des poèmes, des essais ainsi que des témoignages de femmes noires allemandes, mettant à mal le narratif d'une Allemagne tolérante et en paix avec son cospomolitisme. La particularité de cet ouvrage réside dans le fait qu’il emploie pour la première fois le terme «  afro-allemand(e) ». À l’instar du mot « afro-américain », cet adjectif, qui désigne les personnes jouissant d’une double identité allemande et africaine, revêt une dimension symbolique : il s’agit par là de retrouver une certaine forme de dignité pour cette partie de la population, en mettant un mot sur leur position sociale particulière et les expériences qui en découlent.




May Ayim et sa mentore/amie Audre Lord (© Schutz Dagmar - Wikimedia Commons) 



En parallèle de son travail académique, May Ayim a eu l’opportunité de retourner à plusieurs reprises en Afrique, en quête de ses racines. Elle a ainsi pu voyager au Kenya et au Ghana, où elle a revu son père, avec qui elle a par la suite garder contact. Ces retrouvailles touchantes ont nourri son envie de se reconnecter avec ses origines par la poésie. Dans son premier recueil blues in schwarz weiss ("blues en noir et blanc"), publié en 1995 et traduit en 2022 par Lucie Jamy et Jean-Michel Rossignol, ses poèmes sont ponctués par les symboles "adinkra". Il s'agit de symboles traditionnels ghanéens (plus précisément du peuple Akan) incarnant des concepts et autres proverbes locaux, et que l’on retrouve le plus souvent sur des tissus, de la poterie mais également dans le nom de la plupart des universités ghanéennes.  En se réappropriant les traits de cette culture qui lui était peu familière, May Ayim se (re)construit en tant que femme afro-allemande, faisant le pont entre deux pays que tout semble opposer,  l’Allemagne et le Ghana.   






Couverture du recueil de poèmes blues in schwarz weiss ("blues en noir et blanc) publié 
en 1995 aux éditions Orlanda



Un travail d'écriture mêlant activisme et humanisme 


Ce que l'on retient souvent de May Ayim c’est son engagement militant. De sa rencontre avec Audre Lorde et son rapprochement avec la communauté afro-caribéenne, et notamment Linton Kwesi Johnson, la poétesse a fait de la lutte contre le racisme en Allemagne et à l’international son principal fer de lance. En 1986, May Ayim fonde ainsi l’Initiative pour les Noirs allemands et les Noirs en Allemagne ("die Initiative Schwarze Deutsche und Schwarze in Deutschland" en allemand), première organisation de ce type représentant et luttant pour les droits des personnes noires en Allemagne.


Comme elle le disait souvent, son stylo est une "arme", qui doit servir l’émancipation de la communauté noire, hommes comme femmes. Et c’est dans son recueil "blues en noir et blanc" que cette métaphore prend tout son sens, avec le poème "grenzenlos und unverschämt : ein Gedicht gegen die deutsche scheinheint"  ("sans limites et sans honte - un poème contre l’hypocrisie allemande" ). C’est dans celui-ci que se dessine l’affirmation de sa double identité face à une société qui tente de la lui retirer, à l’image de ces célèbres vers :   "Ich werde trotzdem afrikanisch sein, auch wenn ihr mich gerne deutsch haben wollt und werde trotzdem deutsch sein, auch wenn euch meine schwärze nicht paßt" ( "Je serai quand même africaine, même si vous auriez voulu que je sois allemande,  et je serai quand même allemande, même si ma noirceur ne vous convient pas"). 

Mais la poésie ne se résume pas qu’à l’écriture : c’est aussi un art qui se dit et s’écoute attentivement. Cette dimension orale est au coeur de l’engagement de la poétesse. En effet, bien avant de publier son recueil en 1995,  May Ayim disait ses poèmes avec  un rythme qui lui est propre, et ce, lors d’évènements littéraires et militants en Allemagne, comme à l’étranger, et notamment en Afrique du Sud. 







S’il n’y a pas de distinction entre son combat d'activiste et son combat en tant que poétesse, le militantisme ne peut résumer à lui seul le travail de May Ayim. Sa poésie si particulière est également empreint d’un humanisme poignant. L’amour, le désir, l’abandon, la sororité, l’altérité, le métissage sont autant de sujets que May Ayim traite avec force et honnêteté, au travers de vers libres et enjambés, dont le sens se décline sur plusieurs lignes ; le but étant que ce soit une poésie non-élititste et accessible aux plus grand nombre. Au finale, la poésie de May Ayim est une poésie qui relate l'expérience de vie particulière mais en même temps universelle d'une femme métissse en Allemagne, et à laquelle chaque afro-allemand.e peut s'identifier. 


May Ayim décède en 1996, à l’âge de 36ans, après que sa santé, autant mentale que physique, se soit dégradée. Son grand ami Linton Kwesi Johnson lui a dédicacé le poème "Reggae Fi May Ayim". Et ce n’est pas le seul. La réalisatrice Maria Binder lui a rendu un vibrant hommage en 1997 avec son documentaire Hoffnung im Herz ("Le coeur qui espère")au travers d’images d’archives inédites retraçant la vie bouleversante de l’écrivaine militante. De nombreux épisodes de podcasts lui sont également dédiés, à l'instar de celui des "Chemins d'écriture"  de la radio RFI, avec Lucie Jamy et Jean-Michel Rossignol, qui m'a inspiré cet article.


Malgré sa mort prématurée, May Ayim demeure une pionnière de la poésie afro-allemande. Elle a laissé derrière elle une montagne de textes marquants, qui, bien que peu connus par le grand public français, ont inspiré tout une génération de poètes et poétesses afropéens.nes. Ces écrits uniques en leur genre trouvent leur écho encore aujourd’hui, soulignant la puissance que peuvent véhiculer quelques vers grattés sur un bout de papier. 








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