Solidarité Féminine : le féminisme marocain à l’oeuvre
Brochure de l'Association Solidarité Féminine (© Facebook-Solidarité Féminine) |
NB : Il s'agit de mon tout premier article (écrit il y a plus d'un an mais que j'ai mis à jour) suite à la visite d'un centre d'accueil de l'association lors de mes vacances au Maroc.
Une association pionnière
"Pour une société plus juste et plus humaine". Tel est le leitmotiv de l’association créée en 1985 par Aicha Ech Chenna, ex-animatrice d’éducation sanitaire et sociale. Marquée par le sort des enfants abandonnés et des mères célibataires, elle ouvre le premier centre d’accueil Tizi Oubli à Aîn Sebaa- quartier de Casablanca-en 1988, avant de publier huit ans après son livre poignant Miseria : témoignages récompensé par le Prix Grand Atlas.
Aïcha Ech Channa, fondatrice de l'Association Solidarité Féminine (© Challenge) |
Dans les années qui suivent, un centre d'écoute et un centre de mise en forme sont respectivement mis en place au quartier Palmier, actuel siège social, en 1999 et 2004 pour poursuivre la prise et l'accompagnement des victimes à long et moyen terme. Le combat d’Aïcha Ech Chenna est fortement soutenu par sa Majesté Mohammed VI, qui lui avait attribué la Médaille d’Honneur en 2000. Jouissant ainsi d’une longévité importante, l’association Solidarité Féminine publie l’année de ses 20 bougies une étude sociologique Grossesses de la honte : enquête sur les filles-mères et les enfants abandonnés au Maroc en collaboration avec les sociologues Soumaya et Chakib Guessous. Etayée de nombreux témoignages bouleversants, cette étude dépeint la situation dramatique des "filles-mères" marocaine souvent victimes de viol et laissées à elles-mêmes avec leur(s) enfant(s) en bas-âge, car pour leur entourage c’est la hchouma (la "honte"). Cet ouvrage retentissant souligne l’importance des actions menées par Solidarité Féminine depuis de longues années, pour venir en aide à ces femmes et enfants, prisonniers d’un environnement économique et socio-culturel favorisant les grossesses hors-mariages, et pour sensibiliser une opinion publique de plus en plus alerte face à ces problématiques. En 2013, Aïcha Ech Chenna publie un nouveau livre de témoignages de mères célibataires au titre équivoque A Hautes Voix, qui retrace leur parcours et leur combat au côté de l’association, 17 ans après Miseria. La même année, la fondatrice de l’association est ainsi nommée Chevalier de l’Ordre National de la Légion d’Honneur, énième distinction mettant en lumière son activisme inspirant et le travail de fond qu’elle mène avec Solidarité Féminine auprès de ces femmes et enfants qui aspirent à un avenir meilleur. Décédée au mois de septembre dernier, Aïcha Ech Chenna laisse derrière elle un héritage féministe et engagée qui continuera à inspirer les générations futures.
Un programme d’émancipation
Le principal objectif de l’association Solidarité Féminine est la prévention de l’abandon de l’enfant via une réhabilitation socio-économique des mères célibataires. Au Maroc, c’est près d’une vingtaine d’enfants nés hors mariage qui sont abandonnés chaque jour. Pour cela, un programme de 3ans est mis en place, afin de les mener vers le "chemin de la dignité" et de l’émancipation. Ce programme se décline en différents pans, dont la liste ne serait être exhaustive. Mais l’une des facettes importantes demeurent les crèches d’accompagnement, et surtout le centre d’accueil, et de suivi administratif et psychologique : car tout commence avec de l’écoute et un "je vous crois et je suis là pour vous". Cette phrase résonne d’autant plus dans l’histoire touchante d’une jeune fille de 14ans enceinte, qui a été accueillie et prise en charge malgré qu’elle ne parlait pas le darrija (dialecte marocain) mais l’amazight (dialecte berbère). Et c’est cette même jeune fille qui, plusieurs années après, est retournée au siège de l’association avec un emploi, son enfant et son mari, pour remercier celles qui lui ont en quelque sorte sauver la vie et celle de son enfant.
Aïcha Ech Cenna en plein formation avec des femmes marocaines (© Femmesdumaroc) |
En 2019, près de 80% des femmes marocaines vivants seules sont sans diplôme. Plus de 78,9% des femmes âgées de 15ans et plus vivant seules sont des inactives (femmes au foyer et élèves/étudiantes comprises. Ces chiffres alarmants de l’Enquête National sur l’emploi menée par l’HCP viennent appuyer le soucis de Solidarité Féminine de donner aux jeunes marocaines les moyens de leur émancipation. Et cette émancipation se fera par l’intermédiaire de l’outil éducatif, permettant de pouvoir exercer un emploi source de revenus, et ouvrant un champ des possibles. Là est tout l’intérêt du programme de formations professionnelles et AGR (activités génératrices de revenu) que dispense l’association dans divers domaines , allant du service, de la pâtisserie à la tenue de caisse et la gestion de hammam. L’association propose également une initiation au code du travail via des formations diplomantes externalisées. Cette large palette d’outils permettent aux femmes et à leurs enfants d’être mieux préparés.es face aux nombreux défis qu’iels seront amené.es à surmonter au moment de leur sortie de l’association. Mais c’est sans compter la pandémie de COVID (oui encore lui), qui a marqué un coup de frein aux activités de l’association déjà en difficulté financièrement, sans pour autant la réduire à une inactivité totale.
La question de l’éducation sexuelle au Maroc
L’un des angles d’attaque de l’association demeure la sensibilisation de l’opinion publique, et notamment des jeunes, sur l’importance de l’éducation sexuelle au Maroc, qui est passée sous silence par le système éducatif marocain. Ce tabous entourant le corps de l’homme et de la femme est une des causes de la persistance des viols et des grossesses indésirées, amenant toujours plus de femmes - jeunes étudiantes ou lycéennes- aux portes de Solidarité Féminine. Plusieurs témoignages de responsables de l’association font état des carences en terme d’éducation sexuelle tout le long du temps passé sur les bancs de l’école, vraisemblablement pour des raisons culturo-religieuses.
Phénomène assez récurrent mentionné par les responsables administratives de Solidarité Féminine que j’ai pu rencontré : les pages du manuel de science de la vie représentant l’anatomie du corps humain masculin et féminin sont ignorées, ou au mieux survolées par les élèves et les enseignants. C’est pourquoi l’association axe son action autour d’un travail d’information et de sensibilisation, en intervenant entre autres dans les collèges et lycées, afin e sensibiliser et de confronter les élèves à la réalité des choses.
On ne peut mentionner la problématique du tabou sexuel au Maroc sans évoquer un livre phare qu’est l’enquête de Leïla Slimani "Sexe et Mensonge- La vie sexuelle au Maroc" parue en 2018. Se recoupant avec les travaux menés par Aïcha Ech Chenna ce recueil de témoignages bouleversants cherche, selon les dires de la romancière, "à briser un silence qui (…) semblait insupportable". A l’instar de Leïla Slimani, on peut également citer les travaux audacieux de l’illustratrice Zainab Fasiki. A l’image de Solidarité Féminine mais cette fois-ci via le médium graphique, Zainab Fasiki s’inscrit dans cette démarche de dénonciation des clichés et tabous entourant le corps de la femme et sa sexualité. Démarche fastidieuse, périlleuse mais qui permet au féminisme marocain de s’ancrer davantage dans l’esprit des jeunes et des moins jeunes.
Zainab Fasiki présentant son livre "Hshouma - Corps et sexualité au Maroc" (©VH Magazine) |
A l’aube de son 37 ème anniversaire, l’association Solidarité Féminine continue donc à mener un travail de fond et une lutte de tous les instants pour faire évoluer des mentalités enfermées dans la spirale du patriarcat.